Puissances des regards
Au fond des bois de Benoit Jacquot
par Raymond Bellour
Il y a, aux deux extrêmes, deux façons, toujours mêlées, de montrer ou de suggérer l'hypnose au cinéma, l'étrange identité, la familiarité que l'hypnose entretient avec le cinéma. La première est d'adopter le point de vue du dispositif. Soit, dans les mises en scène figurées de l'hypnose, à travers la séance elle-même, accentuer par le traitement des images ce qui participe à la fois de la réalité propre à cette expérience et ce qui tient aux conditions de projection et de vision des films (espaces, regards, cadres, lumières). Les corps offerts à la fiction sont ainsi capturés dans les effets virtuels d'un dispositif auquel ils ont contribué à donner forme. Chez les grands cinéastes, comme Lang ou Tourneur, grâce au travail continuel de l'image elle-même, une contagion prégnante s'opère de la séance d'hypnose aux éléments du récit et de la mise en scène, le film composant un bloc scintillant dont le corps du spectateur devient une part.
Comme on peut s'y attendre, c'est dans des films moins idéalement clos sur eux-mêmes, moins organiques, plus modernes, que le dispositif apparaît avec une sorte de brutalité, un semblant d'arbitraire, pour se dire une condition du cinéma. Dans le prologue du Miroir de Tarkovski, par exemple, si souvent oublié, où une séance d'hypnose, guérissant sur-le-champ un jeune homme bègue, sert de prélude au film dont elle devient un signe de connivence, une sorte de métaphore aussi vive qu'obscure. Ou chez Woody Allen, bien autrement, de Zelig à The Curse of the Jade Scorpion, selon deux modes différents. Zelig, ce film-météore, unique dans l'oeuvre de son auteur, expose un délire d'identité de son personnage central, dans l'Amérique de la fin des années 1920 ; une utilisation débridée de l'archive, parant le fantasme des tons du vrai, garantit sa valeur de symptôme historique. Par deux fois, la psychiatre Eudora Fletcher plonge Zelig, l'homme-caméléon, dans l'hypnose, pour tenter d'éclairer son syndrome. D'abord, une spirale lumineuse tournante, interposée entre elle et son patient (et rappelant l'Anémie Cinéma de Duchamp), permet l'induction de la transe ; l'effet-dispositif se trouve accentué par le fait que l'échange se déroule au moyen de photos fixes qu'animent le montage et des mouvements de caméra. Puis, sous des allures de parodie, c'est par l'hypnose encore et le recours suivi à la suggestion posthypnotique qu'Eudora Fletcher parviendra à renverser une situation qui lui échappe, précipitant le film dans la relation amoureuse qui le dominera jusqu'à sa fin. Presque vingt ans plus tard, The Curse ofthe Jade Scorpion renchérit sur une telle abstraction du dispositif, réduisant cette fois avec facilité l'hypnose à une pure détermination de scénario fondée sur la suggestion imposée de deux noms propres ; mais c'est souligner encore, même au détriment des corps mis en jeu, soumis à une sorte d'automatisme, une identité pressentie de l'hypnose avec le cinéma.
L'autre façon de se lier à l'hypnose est de la confier aux corps dont elle s'empare, de sorte qu'ils portent tout le poids de l'idée dont ils sont l'émanation. C'est ce que vient de faire, de façon très pure, Benoit Jacquot avec Au fond des bois. Dans un film antérieur (d'un peu plus de dix ans), Le Septième Ciel, il avait pris de front la question de l'hypnose qui l'a toujours préoccupé, selon la ligne de son culte pour le Lang de Mabuse et le Preminger de Whirlpool. Il avait confronté alors une jeune femme moderne à l'énigme de sa frigidité, dont l'hypnose finissait par avoir raison. Ce beau film singulier rencontrait une difficulté qu'il ne parvenait pas toujours à résoudre : comment tenir sur une seule ligne l'évocation des difficultés rencontrées par un couple, dans la vie parisienne ordinaire traitée selon un réalisme mâtiné d'un ton de comédie, et l'aventure colorée de fantastique d'un corps poussé à reconnaître son désir par sa confrontation avec l'hypnose, tant par sa lecture un instant évoquée du livre de François Roustang (Qu'est-ce que l'hypnose ?) que par la rencontre avec son hypnotiseur, et le traitement qui s'ensuit, pendant deux longues scènes surtout, filmées de sorte à prêter soudain à l'image une valeur d'excès, discrète mais cruciale, tranchant sur le reste du film ? Le grand art de l'actrice, Sandrine Kiberlain, porté par celui de son metteur en scène, lui permettait de passer avec souplesse d'un versant à l'autre du film, mais sans pouvoir gommer l'impression d'un hiatus persistant entre deux niveaux de réalité - cela même dont le cinéma d'autrefois, le grand cinéma classique, ignorait tout simplement l'existence. Voilà le hiatus que pulvérise Au fond des bois, en prenant sans réserve le parti des corps.
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